Leaders français - Intérêts américains
30 mars 2005
Association
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Source : Challenge mars 2005
La vérité sur... le pantouflage transatlantique
Anciens ministres ou hauts fonctionnaires, ils travaillent aujourd’hui pour des sociétés américaines. Au risque d’être accusés de nuire à l’intérêt national.
Datée du 16 décembre 2004, la lettre est signée Raymond Barre, « membre de l’Institut, ancien Premier ministre ». Elle est adressée au député UMP du Tarn Bernard Carayon. A maintes reprises, ce spécialiste de l’intelligence économique a mis en cause le leader mondial du courtage en assurances, Marsh & McLennan (MMC). Dans un rapport remis en juin 2004 à la commission des Finances de l’Assemblée, il s’inquiète de l’acquisition par MMC, un mois plus tôt, de la société Kroll. Kroll ? Un nom célèbre dans le monde des affaires, puisqu’il s’agit du leader mondial de l’intelligence économique, réputé proche des services secrets américains. L’inquiétude du député s’est renforcée depuis la nomination, le 25 octobre, à la suite d’un scandale financier, d’un ancien de Kroll à la tête de MMC, Michael Cherkasky.
Selon Carayon, le courtier américain détiendrait désormais une concentration d’informations potentiellement dangereuse pour nos entreprises « stratégiques » (défense, énergie, santé ou nouvelles technologies). Marsh France (1 200 salariés, plus de 200 millions d’euros de chiffre d’affaires) compte parmi ses 1 400 clients tout le gotha de l’économie française, de Saint-Gobain à Sanofi-Aventis. Pour Raymond Barre, les craintes de Carayon sont totalement injustifiées : dans sa lettre, il invite le député à rencontrer au plus vite Philippe Carle, patron de Marsh France, afin d’ « apaiser ses soupçons ».
Au fait, pourquoi l’ex-Premier ministre intervient-il en faveur de MMC ? La réponse est simple : Raymond Barre fait partie depuis plusieurs années du comité de conseil international de MMC. Un club de treize grosses pointures internationales, parmi lesquelles le patron de la Deutsche Bank, les anciens ministres des Finances du Brésil et du Mexique et, depuis le 31 août 2004, notre ancien ministre de l’Economie, Francis Mer.
Ouvreurs de portes. Officiellement, ces conseillers de luxe aident les dirigeants de MMC à « comprendre les spécificités locales des grands pays où le groupe opère ». Officieusement, ils peuvent jouer aussi le rôle de doors openers (ouvreurs de portes) dans la haute administration française ou européenne. Barre et Mer ne sont pas les seuls grands commis de l’Etat à avoir choisi de mettre leur carnet d’adresses au service de groupes américains. Depuis le 20 mai 2003, Yves Galland, plusieurs fois ministre et actuel président du groupe UDF au Conseil de Paris, dirige Boeing France, l’adversaire numéro un du champion européen Airbus. En novembre 2003, Bernard Attali, ex-patron d’Air France, s’est mis en disponibilité de la Cour des comptes pour rejoindre le Texas Pacific Group (TPG). Le fonds d’investissement devenu en 2002 actionnaire du leader mondial de la carte à puce Gemplus, favorisant la nomination à sa tête d’Alex Mandl, à l’époque administrateur d’In-Q-Tel, le fonds de capital-risque de la CIA. Et, depuis le 1 er janvier 2005, François Roussely, ex-patron d’EDF, préside la filiale française de la banque d’affaires helvético-américaine Credit Suisse First Boston, où il sera notamment chargé de mener des fusions et acquisitions dans les deux secteurs – stratégiques – qu’il connaît le mieux : l’énergie et la défense. Pour justifier son départ de la fonction publique après trente-deux ans de service, il a précisé qu’il n’avait reçu aucune proposition de l’Etat, mais s’est bien gardé d’évoquer l’argument financier : une rémunération garantie de 4 millions de dollars sur deux ans.
Des retombées pour la France. Ces pantouflages transatlantiques contribuent-ils à la défense de nos intérêts ? « C’est plus utile d’avoir un Français à la tête de Boeing qu’un Américain », assure Henri Martre, ancien patron d’Aerospatiale et président d’honneur du Gifas, le Groupement des industries françaises aéronautiques et spatiales. « Partout, il faut des gens pour faire de la médiation. Pour défendre nos intérêts, il faut beaucoup d’informations, beaucoup de relations. Si vous restez chez vous, vous êtes mort ! » « Je me sens totalement à l’aise dans mes godasses, assure de son côté Yves Galland. Quand je suis arrivé chez Boeing, j’ai pris un engagement : augmenter la part de marché France dans Boeing. Et je l’ai tenu. Jamais il n’y a eu autant de sous-traitants français que pour le nouveau 787 Dreamliner. » L’ancien ministre se défend de faire du lobbying pour le rival d’Airbus. « Le problème, c’est qu’il donne un argument commercial, une caution morale à notre seul concurrent », estime Bernard Carayon, qui préférerait que « des hommes de cette qualité se mettent au service d’une industrie européenne ». Interrogé sur ce point, Yves Galland précise que « toutes les propositions intéressantes sont venues d’entreprises étrangères… ».
Pour Bernard Attali, le « nationalisme économique » est un « combat d’arrière-garde ». Le 24 janvier, le frère jumeau de Jacques publie une tribune dans Le Figaro où il s’en prend à tous ceux qui voient « la main des services spéciaux américains derrière tout mouvement de capitaux », notamment derrière les fonds de private equity. Le haut fonctionnaire oublie de signaler au lecteur ses fonctions au sein du fonds TPG, se contentant de souligner qu’ « il a suffisamment servi la République, pendant trente ans et plus, pour que [ses] fonctions actuelles auprès d’un grand fonds d’investissement n’entachent ni la sincérité ni la crédibilité de [son] propos ». Mais il n’hésite pas à affirmer que, « dans les deux cas où, en France, on a parlé et reparlé de pillage économique [Gemplus et Otor], les faits ont démontré la vacuité de ces reproches, pour ne pas dire de ces fantasmes ».
Courtier en assurances… et agent ? Vides, les accusations de pillage économique portées contre TPG ? Ce n’est pas l’avis de Bernard Carayon, pour qui la « technologie de cryptologie de Gemplus est déjà partie en Chine et aux Etats-Unis ». On se souvient de la réaction du Quai d’Orsay, en mars 2003, face à l’augmentation de la participation de TPG dans Eutelsat, le premier opérateur européen de satellites. Une note interne avait indiqué qu’une prise de contrôle à terme pourrait mettre en danger « la continuité et la sécurité de la diffusion des chaînes françaises et européennes ». Du côté de Marsh & McLennan, la réaction est la même qu’au sein de TPG : arrêtez de fantasmer ! « On plaisante quand on dit qu’un courtier en assurances est au courant de tout », assure Philippe Carle, président de Marsh France. Il faut donc croire qu’Alain Lambert plaisantait lorsqu’il s’inquiétait, en 1999, dans un rapport de la commission des Finances du Sénat intitulé « Assurons l’avenir de l’assurance », du fait que « la plupart des grandes sociétés de courtage [soient] passées sous contrôle étranger ». « Etant donné l’ampleur et la qualité des informations qu’ils détiennent, les courtiers peuvent être de très efficaces agents de l’intelligence économique au service de leurs nouveaux actionnaires », écrivait le sénateur, futur ministre du Budget. L’appui offert à MMC par deux personnalités aussi importantes que Francis Mer et Raymond Barre est donc loin d’être anodin. « Ils sont là seulement pour échanger des points de vue une ou deux fois par an, pas pour faire du lobbying. Jamais monsieur Barre ne m’a ouvert une porte », assure Philippe Carle. Peut-être le patron de la filiale française de MMC n’a-t-il pas connaissance des courriers qu’envoie Raymond Barre à ses amis parlementaires…
Des recrues de poids
Bernard Attali , conseiller à la Cour des comptes, ancien patron du Gan et d’Air France, est senior advisor auprès du fonds d’investissement Texas Pacific Group
Christine Chauvet , ex-secrétaire d’Etat au Commerce extérieur, est senior councelor pour la France au sein du réseau de lobbying Apco
Francis Mer , ex-ministre de l’Economie et des Finances, et Raymond Barre, ex-Premier ministre, sont membres du comité de conseil international du courtier en assurances Marsh & McLennan (MMC)
François Roussely, ancien patron d’EDF, est président de la filiale française de la banque d’affaires Credit Suisse First Boston
Bertrand Fraysse
Les postes occupés dans les groupes américains
Le hiérarque qui souhaiterait monnayer ses compétences et son carnet d’adresses auprès d’une entreprise américaine a le choix entre plusieurs fonctions.
Membre d’un international advisory board : il se contente de participer à une ou deux réunions par an où il apporte son expertise géopolitique et économique sur le pays dans lequel il a exercé des fonctions (exemple, Francis Mer chez Marsh & McLennan).
Senior advisor ou senior councelor : sans travailler à plein temps, il joue un rôle de consultant et est rémunéré en général au temps passé, en fonction des missions (exemple, Bernard Attali à Texas Pacific Group).
Chairman ou vice-chairman : il ne se contente pas d’être un ouvreur de portes, mais prend des responsabilités parfois opérationnelles (exemple, Yves Galland à Boeing).
La vérité sur... le pantouflage transatlantique
Anciens ministres ou hauts fonctionnaires, ils travaillent aujourd’hui pour des sociétés américaines. Au risque d’être accusés de nuire à l’intérêt national.
Datée du 16 décembre 2004, la lettre est signée Raymond Barre, « membre de l’Institut, ancien Premier ministre ». Elle est adressée au député UMP du Tarn Bernard Carayon. A maintes reprises, ce spécialiste de l’intelligence économique a mis en cause le leader mondial du courtage en assurances, Marsh & McLennan (MMC). Dans un rapport remis en juin 2004 à la commission des Finances de l’Assemblée, il s’inquiète de l’acquisition par MMC, un mois plus tôt, de la société Kroll. Kroll ? Un nom célèbre dans le monde des affaires, puisqu’il s’agit du leader mondial de l’intelligence économique, réputé proche des services secrets américains. L’inquiétude du député s’est renforcée depuis la nomination, le 25 octobre, à la suite d’un scandale financier, d’un ancien de Kroll à la tête de MMC, Michael Cherkasky.
Selon Carayon, le courtier américain détiendrait désormais une concentration d’informations potentiellement dangereuse pour nos entreprises « stratégiques » (défense, énergie, santé ou nouvelles technologies). Marsh France (1 200 salariés, plus de 200 millions d’euros de chiffre d’affaires) compte parmi ses 1 400 clients tout le gotha de l’économie française, de Saint-Gobain à Sanofi-Aventis. Pour Raymond Barre, les craintes de Carayon sont totalement injustifiées : dans sa lettre, il invite le député à rencontrer au plus vite Philippe Carle, patron de Marsh France, afin d’ « apaiser ses soupçons ».
Au fait, pourquoi l’ex-Premier ministre intervient-il en faveur de MMC ? La réponse est simple : Raymond Barre fait partie depuis plusieurs années du comité de conseil international de MMC. Un club de treize grosses pointures internationales, parmi lesquelles le patron de la Deutsche Bank, les anciens ministres des Finances du Brésil et du Mexique et, depuis le 31 août 2004, notre ancien ministre de l’Economie, Francis Mer.
Ouvreurs de portes. Officiellement, ces conseillers de luxe aident les dirigeants de MMC à « comprendre les spécificités locales des grands pays où le groupe opère ». Officieusement, ils peuvent jouer aussi le rôle de doors openers (ouvreurs de portes) dans la haute administration française ou européenne. Barre et Mer ne sont pas les seuls grands commis de l’Etat à avoir choisi de mettre leur carnet d’adresses au service de groupes américains. Depuis le 20 mai 2003, Yves Galland, plusieurs fois ministre et actuel président du groupe UDF au Conseil de Paris, dirige Boeing France, l’adversaire numéro un du champion européen Airbus. En novembre 2003, Bernard Attali, ex-patron d’Air France, s’est mis en disponibilité de la Cour des comptes pour rejoindre le Texas Pacific Group (TPG). Le fonds d’investissement devenu en 2002 actionnaire du leader mondial de la carte à puce Gemplus, favorisant la nomination à sa tête d’Alex Mandl, à l’époque administrateur d’In-Q-Tel, le fonds de capital-risque de la CIA. Et, depuis le 1 er janvier 2005, François Roussely, ex-patron d’EDF, préside la filiale française de la banque d’affaires helvético-américaine Credit Suisse First Boston, où il sera notamment chargé de mener des fusions et acquisitions dans les deux secteurs – stratégiques – qu’il connaît le mieux : l’énergie et la défense. Pour justifier son départ de la fonction publique après trente-deux ans de service, il a précisé qu’il n’avait reçu aucune proposition de l’Etat, mais s’est bien gardé d’évoquer l’argument financier : une rémunération garantie de 4 millions de dollars sur deux ans.
Des retombées pour la France. Ces pantouflages transatlantiques contribuent-ils à la défense de nos intérêts ? « C’est plus utile d’avoir un Français à la tête de Boeing qu’un Américain », assure Henri Martre, ancien patron d’Aerospatiale et président d’honneur du Gifas, le Groupement des industries françaises aéronautiques et spatiales. « Partout, il faut des gens pour faire de la médiation. Pour défendre nos intérêts, il faut beaucoup d’informations, beaucoup de relations. Si vous restez chez vous, vous êtes mort ! » « Je me sens totalement à l’aise dans mes godasses, assure de son côté Yves Galland. Quand je suis arrivé chez Boeing, j’ai pris un engagement : augmenter la part de marché France dans Boeing. Et je l’ai tenu. Jamais il n’y a eu autant de sous-traitants français que pour le nouveau 787 Dreamliner. » L’ancien ministre se défend de faire du lobbying pour le rival d’Airbus. « Le problème, c’est qu’il donne un argument commercial, une caution morale à notre seul concurrent », estime Bernard Carayon, qui préférerait que « des hommes de cette qualité se mettent au service d’une industrie européenne ». Interrogé sur ce point, Yves Galland précise que « toutes les propositions intéressantes sont venues d’entreprises étrangères… ».
Pour Bernard Attali, le « nationalisme économique » est un « combat d’arrière-garde ». Le 24 janvier, le frère jumeau de Jacques publie une tribune dans Le Figaro où il s’en prend à tous ceux qui voient « la main des services spéciaux américains derrière tout mouvement de capitaux », notamment derrière les fonds de private equity. Le haut fonctionnaire oublie de signaler au lecteur ses fonctions au sein du fonds TPG, se contentant de souligner qu’ « il a suffisamment servi la République, pendant trente ans et plus, pour que [ses] fonctions actuelles auprès d’un grand fonds d’investissement n’entachent ni la sincérité ni la crédibilité de [son] propos ». Mais il n’hésite pas à affirmer que, « dans les deux cas où, en France, on a parlé et reparlé de pillage économique [Gemplus et Otor], les faits ont démontré la vacuité de ces reproches, pour ne pas dire de ces fantasmes ».
Courtier en assurances… et agent ? Vides, les accusations de pillage économique portées contre TPG ? Ce n’est pas l’avis de Bernard Carayon, pour qui la « technologie de cryptologie de Gemplus est déjà partie en Chine et aux Etats-Unis ». On se souvient de la réaction du Quai d’Orsay, en mars 2003, face à l’augmentation de la participation de TPG dans Eutelsat, le premier opérateur européen de satellites. Une note interne avait indiqué qu’une prise de contrôle à terme pourrait mettre en danger « la continuité et la sécurité de la diffusion des chaînes françaises et européennes ». Du côté de Marsh & McLennan, la réaction est la même qu’au sein de TPG : arrêtez de fantasmer ! « On plaisante quand on dit qu’un courtier en assurances est au courant de tout », assure Philippe Carle, président de Marsh France. Il faut donc croire qu’Alain Lambert plaisantait lorsqu’il s’inquiétait, en 1999, dans un rapport de la commission des Finances du Sénat intitulé « Assurons l’avenir de l’assurance », du fait que « la plupart des grandes sociétés de courtage [soient] passées sous contrôle étranger ». « Etant donné l’ampleur et la qualité des informations qu’ils détiennent, les courtiers peuvent être de très efficaces agents de l’intelligence économique au service de leurs nouveaux actionnaires », écrivait le sénateur, futur ministre du Budget. L’appui offert à MMC par deux personnalités aussi importantes que Francis Mer et Raymond Barre est donc loin d’être anodin. « Ils sont là seulement pour échanger des points de vue une ou deux fois par an, pas pour faire du lobbying. Jamais monsieur Barre ne m’a ouvert une porte », assure Philippe Carle. Peut-être le patron de la filiale française de MMC n’a-t-il pas connaissance des courriers qu’envoie Raymond Barre à ses amis parlementaires…
Des recrues de poids
Bernard Attali , conseiller à la Cour des comptes, ancien patron du Gan et d’Air France, est senior advisor auprès du fonds d’investissement Texas Pacific Group
Christine Chauvet , ex-secrétaire d’Etat au Commerce extérieur, est senior councelor pour la France au sein du réseau de lobbying Apco
Francis Mer , ex-ministre de l’Economie et des Finances, et Raymond Barre, ex-Premier ministre, sont membres du comité de conseil international du courtier en assurances Marsh & McLennan (MMC)
François Roussely, ancien patron d’EDF, est président de la filiale française de la banque d’affaires Credit Suisse First Boston
Bertrand Fraysse
Les postes occupés dans les groupes américains
Le hiérarque qui souhaiterait monnayer ses compétences et son carnet d’adresses auprès d’une entreprise américaine a le choix entre plusieurs fonctions.
Membre d’un international advisory board : il se contente de participer à une ou deux réunions par an où il apporte son expertise géopolitique et économique sur le pays dans lequel il a exercé des fonctions (exemple, Francis Mer chez Marsh & McLennan).
Senior advisor ou senior councelor : sans travailler à plein temps, il joue un rôle de consultant et est rémunéré en général au temps passé, en fonction des missions (exemple, Bernard Attali à Texas Pacific Group).
Chairman ou vice-chairman : il ne se contente pas d’être un ouvreur de portes, mais prend des responsabilités parfois opérationnelles (exemple, Yves Galland à Boeing).
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